Réglages
Un texte de Philippe Cyroulnik publié en 1987 dans Nicolas Hérubel Réglages – Galerie expérimentale, Cité des Sciences et de l’Industrie et Graissage des machines avant le départ – galerie Moussion 1990.
Le corps est à la fois objet et sujet du travail de Nicolas Herubel.
Sa panoplie a un aspect inaugural. Elle est à la fois un récapitulatif et un programme, une mémoire archivée et l’annonce d’un champ d’investigation à venir.
Elle sédimente des éléments autobiographiques, des « objets supports affectifs » qui le circonscrivent comme individu mais aussi comme sujet social.
Mais elle a des réserves, des espaces en attente que l’artiste complètera au gré du temps et de son devenir. À la mesure de son corps, elle définit son espace et son point de départ. Mobile elle accompagnera Herubel dans sa marche et ses déambulations entre l’art et la vie.
Elle est sculpture et carnet de route
Elle est le point d’articulation entre passé et futur, le lieu de rencontre et de passage entre l’usuel quotidien et l’artistique. Passage qui opère une transformation du visible à l’invisible, du connu à l’imprévu.
La série de « machines » qu’il a réalisée décline une « grammaire » mécanique du corps. Doubles de son corps, ses machines sont des formes nécessaires car complètement adéquates aux fonctions qui les génèrent. Elles cristallisent de l’universel dans un objet totalement singulier. Cependant, par un effet d’association et de réminiscence, elles nous renvoient l’écho des fantasmes productivistes et tayloristes qui hantent certaines rêveries technologiques.
Herubel expérimente ses machines et y éprouve son corps. Ce moment est un passage obligé dans son travail en ce qu’il lie l’objet à son corps et l’œuvre à sa vie. Il n’est pas sans évoquer les planches photographiques de Marey et Muybridge. Herubel exhibe délibérément et ironiquement les in flexions positivistes qui menacent les démarches dérapant vers les délires de la « scientificité »
Mais les « machines » d’Herubel sont irréductibles à la productivité et à une quelconque production en série.
Elles ne peuvent être utilisées que par lui. Il est d’ailleurs significatif que l’empan qu’il a pris comme unité de mesure soit délibérément personnel.
«Prétendant être manufacturé, ce travail n’est conçu qu’en rapport avec mes mensurations » remarquait-il et il ajoute « j’abolissais donc le mètre et tout autre élément qui m’écartait du corps ».
cela ne l’empêche pas de rêver parfois à une confrontation dérisoire et parodique avec la technologie quand il dit de sa Machine à Scier qu’elle « lui réserve l’ultime espoir de fournir un travail compétitif avec celui d’une machine-outil ».
ses « Machines sont ambivalentes, elles prolongent et soutiennent autant qu’elles contraignent. Ce sont des formes qui pour être au plus prêt du corps l’assujettissent. Mais la méticulosité quasi anthropométrique avec laquelle il se soumet aux exigences d’adéquation entre son corps, la machine et le mouvement qu’elle formalise, va de pair avec l’usage singulier qu’il en fait : définir son identité, donner forme à une personnalité, cristalliser une énergie vitale qui se déploie dans l’espace et le temps.
Le travail de Nicolas Herubel inscrit le corps au centre de ses préoccupations dans une logique à la fois introspective et projective.
En le confrontant à la notion de mouvement et à celle d’immobilité, au concept d’espace-temps comme lieu d’accumulation et de rayonnement d’une énergie, c’est du côté de figures singulièrement fortes de l’art contemporain comme Klaus Rinke et Joseph Beuys qu’il se fraie un chemin.
Ses machines ont été pour lui un « état des lieux » nécessaire à la connaissance de sa réalité d’être, condition de recherches et d’événements futurs . Elles ont débouché naturellement sur une ouverture à l’espace social.
L’unité cantonnière est à la fois le moment et le lieu de cette mutation.
Espace de collecte de l’antérieur et du présent, d’ouverture à l’ultérieur, elles est aussi le point de rencontre entre sa vie et celle des autres. Elle est la figure et le mouvement même d’une nouvelle marche dans le monde.
Réceptionnant des ‘segments de vie », objets chargés de valeur affective, capsules ou « tickets sur lequel on a imprimé des émotions le temps d’un film », issus d’un cheminement affectif et mental, elle va les restituer dans un cheminement physique dû à la route sur laquelle ils auront été déposés et enfouis, dispersant dans le sol du monde des éclats de sens et d’énergie, des souvenirs et des promesses individuelles et collectives. Machine à brasser l’individuel et le collectif, le vécu et l’utopie, elle est à la fois un aboutissement et l’origine du rayonnement.